Le départ des colons français d'Algérie fut bien plus qu'une simple retraite ; ce fut un arrachement, une déflagration pour des centaines de milliers d'entre eux. Privés du « paradis terrestre » qu'ils s'étaient bâti sur une terre qui ne leur appartenait pas, ils furent brutalement renvoyés à la réalité des quartiers français surpeuplés. Ce sentiment de déchéance était déjà palpable pour les colons ordinaires, mais il fut encore plus retentissant pour le plus puissant et le plus fortuné d'entre eux : Henri Bourgeaud.
Son nom était synonyme de fortune colossale et de possessions foncières s'étendant à perte de vue dans la capitale algérienne et ses environs. À Alger, on demandait familièrement : « Vous avez une cour Bourgeaud ? » Né le 4 août 1895 à Alger et décédé le 24 mai 1964 à Paris, Henri Bourgeaud était une figure emblématique.
Avec Georges Blachette et Laurent Schiaffino, Henri Bourgeaud incarnait la légende même du colonialisme en Algérie. Sa fortune, estimée à plus d'un milliard d'anciens francs, son statut social, son influence économique et ses mandats politiques, notamment au Conseil de Paris, firent de lui un gardien farouche et inébranlable des intérêts coloniaux français en Algérie.
L'Héritier d'une Dynastie Foncière
Issu d'une famille d'origine suisse installée en Algérie en 1878, Henri était le fils de Lucien Bourgeaud, un négociant, viticulteur et homme d'affaires prospère, et d'Hermans Lehlgoalch. C'est en 1905 que son père, Lucien, acquiert le gigantesque domaine de La Trappe, situé dans la banlieue de Staouéli, à la faveur de la séparation de l'Église et de l'État. Ce domaine deviendra l'héritage d'Henri en 1948.
Un Poids Lourd de la Politique Coloniale
Henri Bourgeaud ne se contentait pas d'être un homme d'affaires ; il était profondément engagé dans la vie politique. Il fut maire de Chéraga de 1930 à 1962 et conseiller général du département d'Alger de 1933 à 1948. En 1960, il accède à la présidence du Conseil général, un poste qu'il avait déjà occupé de 1951 à 1952.
Le 8 décembre 1946, il est élu au Conseil de la République, la chambre haute du Parlement de la IVe République, sous l'étiquette du Rassemblement républicain et de l'Union algérienne. Il sera réélu sans difficulté le 7 novembre 1948 et le 19 juin 1955.
Le « Qarun de la France » : Un Empire Terrien Inouï
Surnommé le « Qarun de la France » par certains pour sa richesse quasi mythique, le grand centenaire Bourgeaud possédait des terres et des domaines à n'en plus finir. Son fleuron, le domaine de La Trappe, s'étendait sur 1 000 hectares à seulement 17 kilomètres d'Alger. Ce véritable joyau agricole produisait vin, primeurs et agrumes sur les pentes vallonnées de la côte, protégé par une solide muraille centenaire. Dans ce cadre idyllique, Bourgeaud régnait en maître absolu sur ses 300 ouvriers.
Mais La Trappe n'était pas son unique possession. Il détenait également 500 hectares à Maringo, 100 hectares de rizières à Koléa, et des champs de tabac destinés aux usines Bastos, dont Bourgeaud était un actionnaire majeur.
Fait notable, le nom de Bourgeaud est resté si profondément ancré dans la mémoire locale qu'un quartier d'Ouled Fayet a été baptisé en son honneur, des années après sa mort.
La Fin d'une Ère
Malgré l'indépendance de l'Algérie, Henri Bourgeaud choisit de rester. Cependant, en mars 1963, le gouvernement d'Ahmed Ben Bella nationalise ses terres agricoles. Contraint de quitter ce qui fut son royaume, il part pour la France avec sa famille. Il y décède l'année suivante, emporté par un cancer à l'âge de 68 ans, marquant la fin d'une époque et la dissolution d'un empire colonial.